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Genève, un scandale des fiches 2.0

Selon un collectif d’avocat·es, la police du bout du lac recueille et dispose de façon illicite d’informations personnelles, parfois sensibles, sur des personnes – en particulier des activistes. Cette tribune s’insurge contre cet abus  de droit toléré, selon elles et eux, par le Ministère public.
Le 3 mars 1990, des milliers de personnes choquées par le scandale des fiches se rassemblaient à Berne pour manifester contre la surveillance étatique excessive en Suisse. KEYSTONE
Police

Comment le numéro de téléphone d’une personne n’ayant jamais fait l’objet d’un contrôle ou d’une procédure peut-il se retrouver inscrit dans un rapport de police? Comment les autorités peuvent-elles affirmer que cette personne aurait participé à telle manifestation ou serait engagée dans tel mouvement politique? Comment son visage peut-il être reconnu sur une image? Comment sa photo peut-elle apparaître dans une planche censée permettre l’identification de l’auteur·trice d’un délit, souvent à l’arrière-plan politique? Autant de situations constatées dans notre pratique de la défense d’activistes à Genève, autant de questions, et pour l’instant aucune réponse.

Depuis des années, nous constatons avec effroi que des données personnelles, parfois sensibles, relatives à des activistes genevois·es sans antécédents judiciaires apparaissent par surprise dans des rapports de police. Des numéros de téléphones (même lorsque l’abonnement est au nom de tiers), des adresses (même lorsqu’il ne s’agit pas de la domiciliation officielle), la participation à des manifestations (même totalement pacifiques), les cotisations payées à des associations (Greenpeace, Terre des Hommes, Wikimedia, …), des activités sur les réseaux sociaux se retrouvent mentionnés dans des rapports établis par la Police judiciaire, puis communiqués au Ministère public, parfois exploitées par ce dernier pour ordonner une perquisition ou obtenir une mise sur écoute.

Fichage toléré

Cette situation se poursuit et semble même s’aggraver. Là où elle relevait auparavant du non-dit, on observe avec une préoccupation grandissante qu’elle est désormais plus ouvertement assumée. Il en va notamment ainsi du fichage par la Police, au vu et au su du Ministère public, de plus de cent prétendu·es activistes d’Extinction Rebellion, en marge d’une procédure visant à identifier les responsables du prolongement, par quelques traces de peinture sur le sol, de pistes cyclables comme action pour revendiquer la prise de mesures pour faire face à l’urgence climatique.

La Cour européenne des droits de l’homme a relevé le danger inhérent à des mesures de surveillance secrète, soit celui de «saper, voire de détruire la démocratie  au motif de la défendre»

Il est particulièrement difficile d’obtenir des réponses dans le cadre des procédures pénales dans lesquelles ces données émergent. Les rapports de police évoquent des «bases de données» sans en spécifier la nature, pourtant censée être strictement réglementée. Le Ministère public est quant à lui peu enclin à se pencher sur l’origine des données issues des investigations policières, surtout lorsque ces dernières sont utilisées comme des éléments à charge. Lorsque l’on obtient de pouvoir interroger les fonctionnaires ayant signé les rapports en question, difficile, voire impossible, d’obtenir des indications précises. L’information a pu être donnée «par des collègues», dont le nom aura entre-temps été souvent «oublié», sans que l’origine des informations ne puisse être établie.

Le sujet est grave. Le traitement par une autorité publique de données relatives à la vie privée relève d’une ingérence dans le droit au respect de la vie privée, protégé tant par la Constitution fédérale que par la Convention européenne des droits de l’homme. Pour respecter les droits fondamentaux, une telle mesure doit notamment être prévue par la loi et répondre à un «besoin social impérieux».

Risque d’arbitraire

S’agissant de l’existence d’une base légale, la Cour européenne des droits de l’homme a relevé depuis des décennies le danger inhérent à des mesures de surveillance secrète, soit celui de «saper, voire de détruire la démocratie au motif de la défendre» (Klass et autres c. Allemagne, 5029/71 § 49). Puisque le risque d’arbitraire apparaît avec netteté là où un pouvoir s’exerce en secret, il est indispensable que des règles claires et détaillées encadrent les mesures de surveillance secrète, d’autant que les procédés techniques utilisables ne cessent de se perfectionner. La Cour exige notamment que la législation définisse la nature des infractions qui peuvent donner lieu à une telle mesure, les catégories de personnes pouvant être concernées – la définition claire du type d’individus pouvant être surveillés joue un rôle important quant au caractère prévisible de la loi -, la durée d’une telle mesure, la procédure à suivre concernant les données recueillies (examen, utilisation, conservation et communications à des tiers) et les conditions de destruction des enregistrements (Roman Zakharov c. Russie, [GC], 2015, 47143/06, § 231).

À Genève, ce qui pourrait tenir lieu de base légale ne satisfait manifestement pas ces exigences. La loi sur les renseignements et les dossiers de police et la délivrance des certificats de bonne vie et mœurs (LCBVM) autorise en effet la constitution de «dossiers de police» et le traitement de «données personnelles sensibles», cela «dans la mesure où la prévention des crimes et délits ou la répression des infractions l’imposent». Cette formulation est tellement abstraite et imprévisible qu’elle donne un blanc-seing à la police pour ficher qui elle veut, quand elle veut, comment elle le souhaite, sans prévoir de mécanisme de surveillance. Le législateur n’a prévu aucune précision sur le type d’infractions pouvant justifier le fichage, ni sur les personnes pouvant être fichées, ni sur la procédure à suivre concernant les données, ni sur la durée de conservation de celles-ci. La possibilité de demander une consultation est limitée, peu précise et soumise au bon vouloir de la hiérarchie policière. L’imprécision de la loi est non seulement contraire au droit supérieur, mais ouvre clairement grand la porte à l’arbitraire.

Activistes ciblés

Dans la pratique, de très nombreuses personnes semblent être fichées par la police pour le simple fait d’être actives dans des mouvements sociaux ou des associations genevoises, ce qui démontre une confusion inacceptable entre prévention du crime et surveillance de l’opposition politique. S’engager pour le droit au logement, pour un environnement sain, pour l’accès à la culture ou contre le racisme et la violence institutionnelle peut conduire à retrouver son nom, sa photo, son adresse ou son numéro de téléphone dans un fichier de police. Les informations issues du fichage politique peuvent ensuite être exploitées dans des procédures pénales, ce qui générera souvent des renseignements supplémentaires qui viendront ultérieurement alimenter ces fichiers. Un tel fichage des activistes ne saurait être considéré comme «nécessaire dans une société démocratique» et témoigne d’une pratique arbitraire et contraire à l’Etat de droit.

De nombreuses personnes semblent être fichées par la police pour le simple fait d’être actives dans des mouvements sociaux ou des associations genevoises

La situation que l’on constate à Genève fait dangereusement écho au scandale des fiches de 1989, avec la découverte de l’établissement par la Police fédérale des fichiers sur 900’000 personnes et organisations, en très grande majorité associées à des mouvements politiques progressistes, syndicaux, ou pour la défense des droits humains. La Commission de gestion des chambres fédérales qui avait enquêté sur cet épisode avait constaté qu’il n’existait pas de critères clairs pour les enregistrements et que les principes de l’Etat de droit n’avaient pas été respectés, en exigeant des bases légales claires et la mise en place d’une haute surveillance parlementaire sur l’activité de renseignement.

Réviser la loi

A la suite de la révélation du fichage généralisé des personnes réputées proches d’Extinction Rebellion, le député Léo Peterschmitt a interpellé le Conseil d’Etat sur cette pratique (Q 4067), soit notamment sur l’existence de ces «banques de données», leur légalité, l’autorité chargée de surveiller cette pratique, ainsi que les possibilités pour les victimes de pouvoir avoir accès aux informations et en obtenir la suppression. L’exécutif n’a pas encore répondu.

Nous espérons que les institutions genevoises sauront apprécier la gravité de la situation et y donner une réponse adéquate. La LCBVM doit être révisée, afin de lui donner la précision que le droit international exige, pour que l’Etat de droit reprenne sa place face à l’Etat de police. Une démarche des autorités est nécessaire afin de déterminer l’ampleur du fichage illicite, puis d’offrir aux victimes la réparation à laquelle elles ont droit: en les informant proactivement du fait qu’elles ont été ciblées par ce fichage, en leur permettant de savoir comment, quand, par qui et pourquoi des informations les concernant ont été exploitées par la police, ainsi qu’en leur montrant la voie pour obtenir la suppression des données.

L’existence des fichiers contenant des données personnelles d’activistes ou d’opposant·es politiques est un danger pour la démocratie. Il est urgent d’agir, avant que ces listes ne finissent dans des mains plus hostiles, et qu’il ne soit trop tard pour regretter de ne pas les avoir effacées.

*Olivier Peter, Raphaël Jakob, Sophie Bobillier, Cansu Ceren, Valerie Debernardi,  Emma Lidén, Camille Maulini, Bénédict de Moerloose, Céline Moreau, Raphaël Roux, Nina Schneider, Clara Schneuwly, Roxane Sheybani, Xenia Rivkin, Anuka Schubert et Aurélie Valletta, avocat·es au Barreau de Genève.